Vérités et mensonges en littérature | Stephen Vizinczey

SI STEPHEN VIZINCZEY est surtout connu pour son Éloge des femmes mûres, il ne s’est pas arrêté à ce roman et a également été critique littéraire. Le présent recueil, édité en 1986 puis revu et étoffé en 2001, rassemble divers articles rédigés pour des journaux tels que The Sunday Telegraph, The Times ou The London Review of Books entre autres. Sans qu’un ordre chronologique ou thématique ne soit suivi, les articles semblent tout de même classés en trois catégories : des critiques élogieuses, d’autres plus virulentes, et des notes sur le monde du livre en général.

Les critiques littéraires élogieuses concernent plus particulièrement des classiques apparemment très chers à l’auteur : Stendhal, Balzac, Kleist, Tolstoï et Dostoïevski, notamment. Les littératures française et russe sont assez bien représentées dans la bibliothèque de Stephen Vizinczey estimant que « seuls ceux qui ne font pas la différence entre les petits et les grands écrivains ne voient pas de raison de s’aventurer au-delà de leurs frontières. » [Pourquoi la litt. angl. ne suffit pas, p. 25] Ses analyses de l’œuvre complète ou d’un livre en particulier sont finement menées, d’après plusieurs points de vue (sociologique, biographique ou purement littéraire), passionnantes et d’un enthousiasme communicatif ; il donne envie de furieuses envies de (re)lecture. Ses petites piques aux détracteurs ou auteurs moins aimés sont elles aussi savoureuses, comme en témoigne celle-ci, qui me plaît particulièrement :
Les écrivains qui gavent leurs lecteurs des mensonges les plus absurdes, semblant ignorer la vie réelle au-delà de ce qui est imaginable, sont habituellement qualifiés de « romantiques ». C’est un estimable et joli mot, comme si le fait de croire en toutes sortes d’absurdités était un passe-temps inoffensif, voire louable. [L’un des very few, p. 99]

Cette petite pique n’annonce que faiblement la virulence d’autres articles critiques consacrés à des classiques aussi bien qu’à des auteurs contemporains. Goethe n’est par exemple pas épargné dans Le génie serviteur de son maître, où sa servitude mondaine et les mensonges de son œuvre lui sont reprochés.
Ce que je désapprouve dans l’œuvre, c’est cet astucieux mélange de vérité et de dissimulation. Le talent prodigieux de Goethe a servi de caution à ce genre de compromis qui corrompt les écrivains et pousse les lecteurs à la paresse mentale. [Le génie serviteur de son maître, p. 185]
Nabokov se voit de même reprocher son « gros mensonge » dans Lolita. Par « mensonge littéraire » dans les articles de Stephen Vizinczey, il faut comprendre, non pas un élément fantastique inexistant dans notre réalité, mais un message moral erroné. Il est par exemple intolérable à ses yeux de chercher à faire croire qu’une victime puisse aimer son bourreau ou une juive être excitée par une insulte antisémite au lendemain de la seconde Guerre mondiale, pour ne citer que ces deux exemples.
Étant donné que toute littérature est invention, de nombreux lecteurs, ainsi que des critiques, ne peuvent concevoir que la fiction puisse receler des mensonges. Les chevaux-philosophes de Swift, les anges de Mark Twain, les fantômes de Kleist incarnent des vérités profondes sur la nature humaine et la société (c’est en ce sens que tous les contes de Grimm sont véridiques), et à l’inverse, un roman apparemment réaliste, dans lequel rien de physiquement impossible ne se produit, et qui se présente par endroits comme un reportage sur des évènements historiques, peut n’être rien d’autre qu’un tissu de mensonge. [Le pouvoir de la prétention, p. 341-342]
La littérature est pour cet auteur telle le ciel que deux sciences se disputent : l’astronomie – qui cherche à faire comprendre – et l’astrologie – qui cultive l’oubli. Elle revêt donc pour lui une grande importance, et il ne supporte pas que des mensonges y soient cultivés. Elle doit au contraire véhiculer des vérités morales et sociales, en se faisant le miroir de l’humanité. L’Homme doit s’y reconnaître et comprendre comment fonctionne le monde par le biais de l’histoire narrée (laquelle importe bien plus que la forme et les commentaires stylistiques autour de l’œuvre).

Plus loin dans le recueil, Stephen Vizinczey n’hésite pas à s’en prendre à des ouvrages contemporains encensés par ses pairs, en en dénonçant l’antisémitisme (La dernière pseudo-science), l’emprise des préjugés qui les imprègne (Un anthropologue observe les Iks), le mépris dissimulé de l’auteur pour son sujet (Gogol par le petit bout de la lorgnette) ou encore la surestimation d’un « innommable fatras vide de sens » [p. 335, Le pouvoir de la prétention]. Ces critiques littéraires sont l’occasion d’aborder d’autres sujets, plus socio-politiques que purement littéraires : une certaine propension à minimiser la souffrance des victimes, l’oubli du passé, une situation idéologique (trop) diplomatique qui cherche à ne froisser personne et à réunir l’inconciliable, entre autres. Le Commentaire sur un poème [Imre Nagy et la révolution hongroise de 1956] est un bel exemple de ce type d’article mixte : s’y mêlent analyse littéraire, explication d’un évènement historique, remarques sur la culture hongroise et témoignage personnel en tant que témoin actif durant cette période. Une note ajoutée en 2001 replace de plus les informations dans leur contexte et précise l’évolution constatée depuis. Bien que certains jugements soient vieillis, ils n’en sont donc pas moins éclairants pour qui débute dans la découverte de la littérature hongroise.

Enfin, un dernier type d’article est présent dans le recueil et s’intéresse à la critique littéraire (américaine) : cet univers journalistique est passé au crible de l’intérieur. Sont dénoncés certaines pratiques de copinages et un esprit moutonnier / de masse, néanmoins nuancés par une connaissance de l’intérieur du système et des pressions qui s’y exercent (Le pouvoir de la critique). Les auteurs n’échappent pas non plus au regard de Stephen Vizinczey, qui débute en leur donnant des conseils (Les dix commandements de l’écrivain), avant de déplorer « cette triste croyance, de plus en plus répandue dans le monde de l’édition et de la critique, qu’écrire un livre est un travail non qualifié, qui n’exige ni talent, ni formation, ni expérience particulière » [Un anthropologue observe les Iks, p. 288].

Un recueil passionnant, passionné et instructif ; en un mot, savoureux.

Vérités et mensonges en littérature - Stephen Vizinczey

Vérités et mensonges en littérature de Stephen Vizinczey, traduit de l’anglais par Philippe Babo et Marie-Claude Peugeot

Gallimard (Paris), coll. Folio, 2006

Publication en revue/journal : de 1968 à 1990
1re publication : 1986 et 2001 (édition revue et augmentée)
1re traduction française (éditions du Rocher) : 2001

* Projet non-fiction *

16 commentaires:

  1. Je cours chez mon libraire ! Merci

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    1. Tu devras sans doute le commander, c'est un vieux Folio, j'espère que tu l'auras rapidement malgré tout.

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    2. Bonne idée. ;) Ca m'intéresserait vraiment de pouvoir discuter de la vision de la littérature de l'auteur, même si je me suis personnellement pas prononcée à ce sujet dans l'article.

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  2. Charline29/10/14

    Une réflexion intéressante emballée dans un beau billet ! :-)
    Je comprends bien la définition large que l'auteur donne à "mensonge", plus large encore qu'une simple limitation à des données scientifiques perverties au sein même de la fiction. Ce qui m'embête personnellement, c'est que cette définition large fait intervenir la notion de "vérités morales". Par exemple, au lieu de restreindre la liberté de la littérature, ne devrait-on pas plutôt "éduquer" le lecteur à déceler au sein d'une fiction, même la plus innocente, les enjeux de l'époque, de l'auteur ou du propos ? Ca me semblerait plus pertinent que d'imposer un cadre dans lequel les littérateurs devraient nécessairement se conformer (soit le cadre selon lequel "la littérature doit se faire le miroir de l'humanité"). Pour moi la littérature peut tout dire, même l'inacceptable. Et jamais, jamais elle ne demande au lecteur d'y consentir. (Pour autant qu'on distingue bien la littérature de la philosophie, par exemple, et il me paraîtrait intéressant de prendre le débat par ce biais-là, à l'heure où la frontière des genres se fait de plus en plus floue...)
    Soit, je crois que ce livre se veut une réflexion amusante qui appelle d'autres réflexions, mais j'ai une méfiance naturelle pour ceux qui assènent l'idée de "vérité morale" dans la littérature. Je crois que j'aurais préféré voir ça sous forme de questionnement philosophique, plutôt que sous la forme d'une affirmation selon laquelle la littérature DOIT véhiculer des vérités morales et sociales. Après, bon, d'après ce que tu dis du ton de l'auteur, ses petites piques et son ton virulent, je voudrais relativiser un peu tout ce que j'ai dit précédemment et prendre ce livre pour ce qu'il semble être selon moi : une petite pique qui finalement ne mène pas bien loin...

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    1. Merci pour ton intervention intéressante ! Elle confirme ce que je craignais : en voulant résumer la pensée de l'auteur, je l'ai mal exprimée. Par "vérité morale", je n'entendais pas "moralisme", mais une vérité sur la nature humaine, sur certains traits de caractère, y compris les plus abjects (cela peut être l'autodestruction humaine en situation de pouvoir, par exemple). Pour lui, la littérature peut / doit tout dire, mais pas mentir.
      Il aborde peu la question de l'éducation du lecteur, et je ne me risquerais pas à essayer de deviner son point de vue à ce sujet. Il semble osciller d'une position très élitiste à une autre très ouverte (peut-être en fonction des époques de rédaction, ce serait à vérifier) : il juge l’accès à l’université trop élargi et, plus loin, me donne l’impression de supposer tout lecteur apte à déceler les enjeux dont tu parles.
      Je n’avais pas pensé à cette confusion des genres entre littérature et philosophie, mais elle me semble assez éclairante pour aborder la position de l’auteur (et le parti-pris d’autres œuvres contemporaines). Ça m’intéresserait d’en discuter plus longuement avec toi à l’occasion, ainsi que du « rôle » (ou du « non-rôle » justement) de la littérature.

      Pour revenir sur ton dernier paragraphe, je pense que ces articles peuvent mener loin si les lecteurs prennent la peine d’en discuter et d’y réfléchir comme tu l’as fait. Dans le même temps, ce sont des articles de presse, restreints, qui ne peuvent pas forcément s’étendre autant que le sujet pourrait l’exiger. Ils ne s’adressent de plus pas forcément à des spécialistes et paraissent dans des journaux d’information, non spécialisés, donc le ton et la profondeur de la réflexion sont différents.

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    2. Charline29/10/14

      Merci pour ton retour et ces précisions ! J'avoue que je me sens plus à l'aise avec cette définition de "vérités morales" en les envisageant comme vérités sur la nature humaine... Dès lors les choses prennent un autre sens, aussi grâce à ta précision quant aux destinataires de ses articles. Sur ce dernier point, je comprends mieux l'intérêt de la démarche de l'auteur de proposer quelque chose de ce type qui peut effectivement mener plus loin si on le désire. Il faudrait que je le lise, pour pouvoir mieux te répondre.
      Je te rejoins : la question de l'éducation du lecteur reste toujours quelque chose de très délicat à aborder... Pour ce qui est du rôle (ou du non-rôle comme tu fais bien de souligner!) de la littérature, c'est un sujet inépuisable auquel j'ai le sentiment de toujours revenir... Je me demande par exemple pourquoi, selon moi, la poésie telle que je la conçois n'a aucun rôle à jouer tandis que la littérature me semble en avoir un... Mais cela pourrait peut-être faire l'objet d'une belle discussion autour d'un verre un jour ! :-)

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    3. Si tu le souhaites, je peux te prêter le recueil pour que tu t'en fasses une idée et ait plus de détails sur la conception de la littérature de l'auteur. Il n'utilise pas le terme de "vérité morale", c'est moi qui l'ai employé en voulant résumer sa pensée (et en hésitant quant aux confusions que cela pouvait amener ; j'avais raison et aurais dû réfléchir à un autre terme moins connoté).

      Nous avons tous nos questionnements récurrents et nos "marottes", je serais ravie d'en discuter autour d'un verre (c'est comme ça que je l'envisageais aussi ;)), surtout que c'est un aspect de la littérature sur lequel je m'interroge moi-même souvent. Je pourrais à cette occasion te dire comment Vizinczey conçoit la poésie et quel rôle elle a pu jouer pour lui, ainsi que bien des Hongrois ; là encore, sa vision est intéressante, bien que différente.

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  3. Ouh la la, Mina ! C'est trop intello pour moi...

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    1. Il me semble se lire relativement facilement, mais ma vision est peut-être faussée. J'aime parler de mes lectures intellos, de temps en temps, avec le risque de ne pas intéresser tout le monde. Mes prochains articles te parleront peut-être davantage. :)

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  4. Article passionnant d'un recueil passionné, sans aucun doute ! Comme tu t'en doutes, j'ai plus que noté les deux titres de Vizinczey, les deux m'interpellent par leur sujets et le traitement de ce sujet. La formule autour de " vérité morale " me paraît très juste, c'est ainsi que je l'avais comprise, et la discussion qui a suivi en commentaire très intéressante et ouvre un vaste espace de réflexions et d'échanges. Comme Charline, je n'ai pas le même regard sur la littérature ( fictionnelle ) et sur la poésie. J'avoue avoir un peu de mal à définir ce rôle de la littérature car je crois qu'il dépend du lecteur, je veux dire de ce que le lecteur en fait, comment il s'approprie ses lectures. Pour moi, il y a une dimension d'affect, et c'est en cela qu'il me paraît complexe et délicat d'évoquer ce rôle.
    ( sinon, j'adore la formule " la surestimation d’un « innommable fatras vide de sens » et le titre de l'article qui va avec )

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    1. Comme tu t'en doutes, j'attends ta lecture des deux titres de Vizinczey, en particulier l'Eloge des femmes mûres à côté duquel je suis complètement passée...
      Merci de poursuivre ici cette réflexion initiée par Charline. Il est vrai qu'il est difficile de parler du rôle de la littérature sans prendre en compte le lecteur avec toute sa subjectivité, ou cela ne demeure que de la théorie pure, sans véritable application. Son attitude propre en tant que lecteur influera forcément sur toute discussion menée à ce sujet.

      L'auteur a indéniablement le sens de la formule. ;)

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  5. Très intéressant ! Mais un peu confus pour moi...
    J'avoue ne pas bien comprendre la critique de l'auteur envers les romantiques et Goethe notamment. Car il me semble que Goethe est un écrivain qui incarne "des vérités profondes sur la nature humaine et la société", non ?
    Par contre, le fait que Stephen Vizinczey encense des écrivains tel Dostoïevsky, je suis plutôt d'accord ^^

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    1. Désolée si j'ai manqué de clarté, j'ai essayé de résumer des idées développées ou devinées dans plusieurs articles sans trop insister.

      Il reproche à Goethe d'avoir incarné des mensonges dans son œuvre, de même qu'aux romantiques. En ce qui concerne les seconds, il ne développe pas l'idée au-delà de la citation. Il est plus explicite dans le cas de Goethe à qui il consacre un article : il considère par exemple le final de Faust mensonger (Faust sauvé de l'Enfer après l'intercession de Marguerite). Pour lui, il n'est pas possible de frayer avec le diable et le mal sans conséquence : sans qu'il y ait forcément punition finale, on n'en sort pas innocent et prêt à rejoindre le Paradis. Il donne d'autres exemples, mais je n'ai pas mon livre sous la main. Je pourrai le consulter et te résumer plus particulièrement cet article si cela t'intéresse.

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    2. Non, non, tu es claire ! C'est moi qui n'arrive pas à comprendre le point de vue de l'auteur. Ou alors peut-être a-t-il un avis trop tranché, auquel je suis un peu sourde ? En tout cas, vis à vis de Goethe... Il parle de mensonge là où je n'en vois pas, là où je vois littérature magnifique et symbolique. Mais j'aime trop Goethe pour être objective... Et puis, peut-être faudrait-il que je relise Faust, par ex. Cela fait bien trop longtemps :-)

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    3. Je l'ai trouvé un peu radical par moments, mais toujours en argumentant ; sans être d'accord avec lui, je trouvais donc son point de vue intéressant. Il ne s'est jamais attaqué aux auteurs que j'aime, donc cela a facilité l'approche, c'est vrai (ça me rappelle d'ailleurs un autre passage, dans lequel il réfléchit aux livres aimés qui correspondent toujours au point de vue du lecteur ; il est difficile d'aimer un livre qui va tout à fait à l'encontre de notre opinion et de nos pensées). Si cette présentation te donne envie de relire Faust, c'est déjà une excellente chose à mes yeux (Vizinczey m'a donné une terrible envie de (re)lire Stendhal pour ma part :))

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